SOUS-SECTION 1 CHAMP D'APPLICATION DE LA PROCÉDURE DE RÉPRESSION DES ABUS DE DROIT
SOUS-SECTION 1
Champ d'application de la procédure de répression des abus de droit
1Les dispositions de l'article L. 64 du LPF ne concernent que certains impôts ou droits.
Elles sont applicables uniquement dans le cas où l'administration entend déjouer des fraudes ou manoeuvres qui visent à éluder l'impôt en masquant la situation réelle par un acte juridique apparemment régulier mais non sincère. L'administration doit alors démontrer pourquoi cet acte juridique n'est pas sincère et rétablir la situation réelle pour pouvoir substituer cette situation à celle découlant de l'acte incriminé.
2En revanche, les dispositions de l'article L. 64 précité ne s'appliquent pas lorsque l'administration ne met pas en cause la sincérité d'un acte juridique et que les différends ne portent que sur une question de fait ou sur un point d'interprétation des textes fiscaux.
A. IMPÔTS CONCERNÉS
Les dispositions relatives à la répression des abus de droit trouvent à s'appliquer :
3- en matière d'impôts ou taxes établis sur les revenus ou bénéfices, c'est-à-dire essentiellement pour l'assiette de l'impôt sur le revenu et de l'impôt sur les sociétés ;
4- au regard des taxes sur le chiffre d'affaires et des taxes assimilées ;
5- en matière de droits d'enregistrement et de taxe de publicité foncière ;
6- en matière d'impôt de solidarité sur la fortune.
B. OPÉRATIONS VISÉES
Les actes juridiques susceptibles d'être mis en cause par la voie de l'abus de droit sont ceux qui dissimulent la portée véritable d'un contrat ou d'une convention sous l'apparence de stipulations :
7- donnant ouverture à des droits d'enregistrement ou à une taxe de publicité foncière moins élevés ;
8- ou déguisant soit une réalisation soit un transfert de bénéfices ou de revenus ;
9- ou permettant d'éviter, soit en totalité, soit en partie, le paiement des taxes sur le chiffre d'affaires afférentes aux opérations effectuées en exécution de ce contrat ou de cette convention.
Ces dispositions appellent les commentaires suivants.
I. Principe
1. Les contours de l'abus de droit.
10Selon la jurisprudence du Conseil d'État, la procédure de répression des abus de droit, de caractère exceptionnel, a pour objet de permettre à l'administration de parer aux manoeuvres consistant, sous le couvert d'actes juridiques apparemment réguliers, à dissimuler sciemment la nature ou le sens véritable d'une opération en vue de faire échec à la loi fiscale, notamment en faisant échapper à l'impôt des sommes normalement imposables.
11Par suite, cette procédure n'est susceptible de recevoir application que dans les cas où le service des impôts, refusant de tenir compte d'actes juridiques régulièrement conclus par les contribuables, croit pouvoir établir l'existence de fraudes ou de manoeuvres du genre de celles définies ci-dessus et entend, pour les déjouer, ou bien restituer aux actes juridiques qui lui sont opposés leur véritable caractère et leur réelle signification ou bien faire complètement abstraction de ces actes. Autrement dit, ladite procédure consiste à écarter les actes juridiques non sincères pour asseoir l'impôt d'après la situation réelle.
12L'abus de droit suppose donc l'existence d'un (ou plusieurs) acte juridique apparemment régulier mais dont le seul dessein est de masquer le véritable caractère d'une opération en vue d'éluder, en totalité ou en partie, l'impôt qui aurait été exigible si cette opération avait été normalement constatée par un acte juridique sincère.
13Le Conseil d'État estime qu'il y a abus de droit lorsque les actes passés par le contribuable ont un caractère fictif ou, à défaut, qu'ils n'ont pu être inspirés par aucun motif autre que celui d'éluder ou d'atténuer les charges fiscales que le contribuable, s'il n'avait pas passé ces actes, aurait normalement supportées eu égard à sa situation et à ses activités réelles (arrêts des 10 juin 1981, n° 19079, Plén. et 4 décembre 1981, n° 29742).
14De son côté, dans un arrêt du 19 avril 1988 (affaire X... ), la Cour de cassation a jugé que lorsqu'elle use des pouvoirs qu'elle tient de l'article L. 64 du LPF dans des conditions telles que la charge de la preuve lui incombe, l'administration doit, pour pouvoir écarter comme lui étant inopposables certains actes passés par le contribuable, établir que :
- ces actes avaient un caractère fictif ;
- ou pouvaient être regardés comme ayant eu pour seul but d'éluder les impositions dont était passible l'opération réelle.
En l'espèce, le tribunal avait validé l'imposition contestée en se bornant à affirmer que l'ensemble des opérations litigieuses s'inspiraient de préoccupations fiscales.
La Cour a cassé le jugement, relevant qu'à défaut de fictivité des actes litigieux, l'existence de préoccupations fiscales de la part des parties, licites en elles-mêmes, ne pouvait être retenue que si elles constituaient la justification exclusive de l'opération.
On observera que dans cet arrêt, la Cour énonce, sans ambiguïté, le caractère alternatif, et non cumulatif, des conditions requises pour l'application de l'article L. 64 du LPF. L'administration est donc tenue de démontrer soit la fictivité des actes, soit le but exclusivement fiscal de l'opération. Bien entendu, s'il dispose d'éléments suffisants, le service s'attachera à prouver l'existence des deux critères.
La Cour de cassation, infirmant son arrêt du 16 octobre 1984 (affaire SA Sédif, Bull. IV, n° 263, p. 216) - qui exigeait la réunion des deux conditions susvisées - s'aligne ainsi sur la jurisprudence du Conseil d'État, telle qu'elle résulte notamment de l'arrêt du 10 juin 1981 (n° 19079, Plénière susvisé).
La Cour suprême met en outre l'accent sur l'exclusivité du but fiscal : si l'opération répond également à une autre préoccupation, l'abus de droit n'est caractérisé que si, par ailleurs, la fictivité des actes est établie.
2. Situations proches de l'abus de droit mais qui ne justifient pas la mise en oeuvre de la procédure prévue à l'article L. 64 du LPF.
15Diverses situations présentent certaines analogies avec l'abus de droit. Mais elles s'en distinguent dans la mesure où le service peut asseoir l'impôt sans démontrer au préalable qu'un acte juridique invoqué par le contribuable n'est pas sincère. Il s'agit essentiellement des situations suivantes :
16• Existence d'un acte juridique dont les conséquences ont été mal appréciées par le contribuable.
La qualification que les parties donnent elles-mêmes à un acte juridique considéré comme sincère - ou aux clauses ou conséquences de cet acte - ne lie l'administration que si cette qualification est exacte.
En effet, conformément aux principes généraux du droit fiscal, l'impôt est établi non d'après la qualification erronée que les parties ont donnée à leurs conventions, mais d'après le caractère juridique et les effets réels de ces dernières, tels qu'ils ressortent des stipulations des actes. Dans ce cas, il n'y a pas lieu de mettre en oeuvre la procédure de répression des abus de droit puisque l'administration se borne à réparer une erreur (cf. notamment CE, arrêts des 14 novembre 1973, RJ, n° IV, p. 116 et 26 juillet 1982, n° 26131, Plén.).
Par ailleurs, les dispositions de l'article L. 64 du LPF ne sont pas applicables lorsque l'administration ne soutient pas qu'un contrat (de prêt) a eu un caractère fictif mais conteste l'existence même de ce contrat (CE, arrêt du 20 avril 1984, n° 20904).
17• Existence de deux actes : l'un officiel, l'autre occulte.
Lorsque l'administration a connaissance d'un second acte occulte (dans certains cas, l'existence d'un tel acte peut être révélée notamment par l'une des parties qui souhaite en tenir compte pour établir certaines impositions), elle peut régler l'affaire selon les règles de droit commun en choisissant l'une ou l'autre des deux solutions suivantes :
- s'en tenir à l'apparence juridique (cf. en particulier CE, arrêt du 9 juillet 1975, req, n° 92862, RJ, n° III, p. 131) ;
- tirer les conséquences de la convention occulte révélée par le contribuable. À cet égard, un arrêt du Conseil d'État du 20 février 1974, req. n° 83270, comporte notamment la précision suivante « la convention (occulte) n'est pas opposable à l'administration qui était, dès lors, en droit d'établir l'impôt comme elle l'a fait en l'espèce, en faisant abstraction de ladite convention, sans préjudice du droit qui lui appartenait, lorsqu'elle en a eu connaissance, d'en tirer, le cas échéant les conséquences fiscales ».
Cette possibilité de choisir entre deux solutions se présente notamment en cas de convention de prête-nom et de dissimulation du prix réel d'un bien lors d'une transaction.
18• Acte non exécuté si le contribuable ne le conteste pas.
Dès l'instant où le contribuable n'entend pas opposer un acte juridique à l'administration, l'affaire peut être réglée en fonction de la situation réelle, sans qu'il y ait lieu d'invoquer l'abus de droit.
19 • Acte juridique dont la nature ou le caractère n'est pas contesté ; mais l'administration estime que cet acte aboutit à des conséquences anormales dans la mesure où l'une des parties consent à l'autre un avantage injustifié.
Dans les cas de cet ordre, il s'agit d'apprécier une situation de fait et non de se prononcer sur la sincérité d'un acte juridique ; lorsqu'il y a matière à redressements, ceux-ci sont donc effectués suivant la procédure de droit commun.
Ainsi, cette procédure s'applique notamment lorsque l'administration entend :
- substituer la valeur vénale réelle d'un bien au prix ou à l'évaluation figurant dans l'acte, pour établir les droits d'enregistrement (LPF, art. L. 17) ou un autre impôt (CE, arrêt du 25 novembre 1966, req. n° 66681, RO, p. 277) ;
- substituer la valeur locative. réelle d'un bien au montant du loyer, manifestement insuffisant, prévu dans un bail ;
- réintégrer dans les bénéfices d'une entreprise la fraction des rémunérations (salaires commissions, redevances, etc.) qui excède la rétribution normale des services que le bénéficiaire desdites rémunérations a réellement rendus à l'entreprise (cf. notamment CE, arrêt du 13 juillet 1967, req. n° 66491, RJ, 2e partie. p. 176) ;
- refuser de tenir compte de remises de dettes motivées par des considérations étrangères à la gestion normale d'une entreprise (CE, arrêt du 5 mai 1967, req. n° 69059, RJCD, p. 118) ;
- imposer un associé de SARL en qualité de gérant de fait car cette qualité découle des fonctions réellement exercées par l'intéressé - donc d'une situation de fait - et non d'un acte juridique (CE, arrêt du 26 janvier 1966, req. n° 61436, RO, p. 40).
20Dans certains cas, les contribuables ont la possibilité de choisir entre plusieurs solutions pour réaliser une opération déterminée. Le fait qu'ils optent pour la solution la plus avantageuse au plan fiscal ne permet pas de conclure à l'abus de droit s'il apparaît que les actes juridiques sur lesquels repose cette solution sont conformes à la réalité (CE, arrêt du 16 juin 1976, req. n° 95513).
II. Cas d'application
1. Impôt sur le revenu et impôt sur les sociétés.
21Les avis rendus par le Comité consultatif des abus de droit font l'objet d'un rapport annuel : cf., en matière d'impôts directs, DB 13 L 1534 , annexe III.
22Pour sa part, le Conseil d'État a jugé que relèvent de la procédure de répression des abus de droit :
- le cas d'un contribuable ayant conclu un contrat avec une société fictive ; aux termes d'un « contrat de gestion », le contribuable, homme de lettres, s'était engagé à remettre l'ensemble de sa production littéraire à une société ayant son siège social à son propre domicile et dont il était directeur général. Le seul objet de la société était de reverser à celui-ci, sous forme de salaires ou d'avantages, le montant de droits d'auteur encaissés en ses lieu et place et qui sont normalement imposables dans la catégorie des bénéfices non commerciaux (CE, arrêt du 27 février 1980, req. n° 13239, RJ, n° IV, p. 18) ;
- le cas d'un contribuable associé de deux sociétés civiles immobilières dissimulant l'activité personnelle exclusive de l'intéressé. L'administration avait pu établir dans cette affaire que de nombreuses dispositions des statuts des deux sociétés n'avaient pas été respectées : réalité des apports, répartition des profits, tenue des assemblées générales, etc. (CE, arrêt du 25 février 1981, n° 19170) ;
- le bail par lequel le propriétaire donne en location un immeuble dont il conserve la jouissance lorsque ce contrat a pour seul objet de permettre à l'intéressé de déduire la totalité des charges y afférentes et que l'immeuble reste en réalité inoccupé (CE, arrêts du 15 janvier 1982, n os 16190 et 17057) ;
- le prêt consenti par une société de filature-tissage-confection à une société travaillant exclusivement à façon pour son compte et affecté à l'achat d'actions de la société prêteuse dès lors que la société emprunteuse ne possédait pas au moment du prêt et ne pouvait espérer obtenir dans le délai d'un an, les moyens de rembourser la somme empruntée. Eu égard à l'étroite communauté d'intérêts des deux sociétés le prêt a pu être regardé comme dissimulant le rachat indirect par la société prêteuse de ses propres actions et ayant permis à l'intéressée d'éluder l'impôt qui aurait frappé la distribution de bénéfices résultant de ce rachat (CE, arrêt du 24 mars 1982, n° 13963) ;
- le cas d'une société française ayant créé une société suisse à seule fin de réaliser sous le couvert de cette dernière une partie de ses propres opérations (CE, arrêt du 22 décembre 1982, n° 27846) ;
- la constitution d'une société civile entre deux époux pour mettre à la disposition de ceux-ci leur future résidence principale dès lors qu'elle a eu pour unique objet de faire échec aux dispositions de l'article 15-II du CGI (CE, arrêt du 6 juin 1984, n° 38037). Au cas particulier, les importants travaux qui avaient été effectués sur l'unique immeuble social avaient été financés exclusivement par un des conjoints et un bail lui avait ensuite été consenti sur l'immeuble en question ;
- les baux consentis avant sa liquidation par une SARL à ses associés sur un immeuble qu'elle a vendu et qui ont eu pour seul objet de permettre auxdits associés d'appréhender en tant que locataires, sous forme d'indemnités d'éviction non imposables des sommes qui constituaient en réalité une fraction du prix de l'immeuble (CE, arrêt du 5 décembre 1983, n° 35489) ; les locaux ainsi loués n'avaient jamais été occupés, ni entretenus, ni garnis de meubles entre la date de passation des baux et celle de leur résiliation ;
- l'acte notarié relatif à la répartition du capital d'une SARL dissimulant la prépondérance d'un collège de gérance majoritaire destiné à permettre l'imposition des revenus du directeur de la société en cause dans la catégorie des salaires au lieu de celle des rémunérations de l'article 62 du CGI (CE, arrêt du 11 mars 1985, n° 42311) ;
- le contrat conclu entre un auteur littéraire et un organisme situé au Liechtenstein dès lors que le versement à cet organisme d'une partie des droits d'auteur dus par l'éditeur sur les ouvrages publiés sous le nom de l'intéressé n'a pas de réelle contrepartie qu'il s'agisse de la promotion du contribuable en tant qu'auteur ou de la fourniture à celui-ci de conseils et d'idées littéraires ; ce contrat dissimulait, en fait, un transfert de revenus à l'étranger permettant ainsi d'éluder une partie des impôts dus (CE, arrêt du 6 mai 1985, n° 35572) ;
- un acte sous seing privé par lequel l'épouse du gérant statutaire d'une SARL a cédé des parts sociales à des tiers moyennant un règlement stipulé effectué à l'instant alors d'une part que les intéressés n'ont pas personnellement acquitté le montant dont s'agit et qu'aucun autre mode de règlement n'est établi, d'autre part, que nonobstant la cession de parts, le gérant statutaire a continué à exercer la réalité des fonctions de direction, s'est comporté comme maître de l'affaire et a bénéficié d'une augmentation de rémunération en période déficitaire ; cet acte n'ayant d'autre objet que de faire échec à l'article 62 du CGI (CE, arrêt du 12 juillet 1989, n° 59088) ;
- le cas d'un contribuable ayant fondé une association dont l'administration a démontré le caractère fictif ; il s'agissait d'une association constituée à l'origine entre plusieurs personnes - dont l'identité n'est d'ailleurs pas clairement établie - mais, en fait exclusivement dirigée par une seule personne et dont l'activité réelle était de prendre en charge les dépenses exposées par l'intéressé pour son propre compte et de recueillir une partie des sommes résultant de son activité personnelle (CE, arrêt du 23 octobre 1989, n° 87266) ;
- la constitution d'une SCI, ayant pour objet l'acquisition et la gestion d'un monument historique, créée uniquement pour faire échec aux dispositions de l'article 15-II du CGI ; en effet, la société a loué le château moyennant un loyer très faible à son principal associé et a entrepris d'importants travaux de rénovation qui ont généré un déficit foncier (CE, arrêt du 4 avril 1990, n° 66867) ;
- la modification de la répartition du capital social d'une SCI réalisée dans le seul but d'éluder une partie du prélèvement sur les profits de construction dû par l'un des associés du fait de la réduction des profits personnels de celui-ci lesquels excèdent le plafond du prélèvement et doivent être imposés au taux normal de l'impôt sur le revenu (CE, arrêt du 31 octobre 1990, n° 77923) ;
- l'opération consistant pour un exploitant individuel à créer une SARL qui prend le fonds en location-gérance et verse une redevance permettant au loueur de bénéficier du régime du forfait, à opter ensuite pour le régime du réel simplifié et à procéder à une réévaluation en franchise d'impôt, par application de l'article 39 octodecies du CGI, puis à vendre le fonds, cette opération ayant pour unique objet d'échapper à l'imposition des plus-values lors de la cession d'un fonds de commerce (CE, arrêt du 15 janvier 1992, n° 110547) ;
- la création d'une société en participation entre une société et sa filiale, avec pour seul objet la mise en commun des bénéfices ou des pertes provenant des activités commerciales des deux sociétés participantes, à une date où il était prévisible que l'exploitation du fonds de commerce de la filiale serait définitivement déficitaire et dont les statuts ont été modifiés un an plus tard, à une date où la prévision était devenue certitude. Cette création a un caractère fictif et n'a pu être inspirée par aucun motif autre que celui d'éluder ou d'atténuer l'impôt payé par la société mère en lui permettant d'imputer sur ses bénéfices une partie des pertes de sa filiale (CE, arrêt du 10 mai 1993, n° 95128).
23La procédure prévue à l'article L. 64 du LPF sera mise en oeuvre pour sanctionner les abus constatés dans les conditions de fonctionnement de certains plans d'épargne en actions (DB 5 I 472, n° 20 ).